Vous évoquez souvent l'ingénierie intelligente pour des machines intelligentes, qu'entendez-vous exactement par ces termes ?
Mirko Becker : Quel que soit le nom qu'on lui donne, Internet des objets (IdO), Industrie 4.0 ou ère des machines numériques, il est évident que nous sommes au début d'une nouvelle révolution industrielle. Dans le secteur des machines industrielles, l'impact de la nouvelle technologie entraînera l'informatisation de la fabrication, avec des chaînes de production équipées de machines plus intelligentes, plus connectées et plus complexes. Cette inflexion, parmi d'autres tendances, signifie que le secteur de la construction de machines industrielles a besoin d'adopter de nouvelles méthodes de travail, plus collaboratives, polyvalentes et souples. En un mot, à l'ère des machines intelligentes, la façon dont ces machines sont conçues, réalisées et livrées doit aussi être plus intelligente.
N'avez-vous pas l'impression que les machines évoluent rapidemment notamment sous la demande des clients qui souhaitent obtenir de plus en plus de flexibilité et de fonctionnalités ?
Mirko Becker : Ceux d'entre nous qui ont aimé la saga Terminator se rappelleront peut-être la scène de Terminator 2 dans laquelle un concepteur de Cyberdyne Systems réalise que les machines sont devenues conscientes d'elles-mêmes. Bien que nous n'en soyons pas encore arrivés à ce stade, les machines sont en train de devenir plus intelligentes et sont désormais capables d'effectuer automatiquement davantage d'opérations. Prenons l'exemple d'une chaîne de production de parfums. Il existe aujourd'hui des machines capables de travailler de façon autonome et continue, et de changer le contenu des flacons, ainsi que leur étiquette, en fonction d'instructions de travail numériques.
Dans l'avenir, les machines deviendront également des éléments d'une chaîne de production intégrée. Grâce à des capteurs et à une connexion Internet, elles fourniront en temps réel des données sur l'avancement de la production et sur leur fonctionnement. Par exemple, elles pourront surveiller leur état opérationnel, et notamment des variables telles que leur température, leur rendement hydraulique et leur niveau de pression. Elles signaleront automatiquement les anomalies aux ingénieurs, qui pourront intervenir avant que ces dernières n'entraînent des dysfonctionnements graves et coûteux. Les données ainsi collectées feront partie d'un écosystème de données plus vaste, comprenant aussi des actionneurs, des capteurs, des caméras vidéo sans fil et des lecteurs RFID également implantés dans les usines et fournissant de façon continue des informations sur la chaîne de production. Ces données, analysées et traitées dans le cloud, apporteront une meilleure compréhension opérationnelle, qui permettra aux responsables - et aux machines - de prendre de meilleures décisions. Mais si ces progrès sont bienvenus, ils sont aussi synonymes de complexification massive pour les constructeurs de machines industrielles. Plus particulièrement, des logiciels sophistiqués comportant des millions de lignes de code, sont nécessaires pour contrôler les machines, dont le contenu logiciel a augmenté " de 45 % entre 1970 et 2010 ".
Les exigences des industriels contribuent également à cette complexification. Dans les secteurs clés de l'automobile aux biens de consommation, les clients veulent des produits toujours plus adaptés à leurs besoins. Et des produits adaptés nécessitent des machines adaptées pour les fabriquer, ce qui fait les clients demandent de plus en plus des machines qui requièrent une conception sur mesure. L'époque où l'on pouvait concevoir, construire et proposer un modèle standard d'une machine, offrant une longue durée de vie, semble bien toucher à sa fin. En outre, l'agenda environnemental et le durcissement des normes de sécurité ont fait du respect de la réglementation un objectif qui évolue en permanence. Pour satisfaire aux exigences, les configurations des machines doivent être modifiées plus souvent. De plus, la mondialisation et l'émergence de constructeurs de machines industrielles dans les pays où le coût du travail est moindre augmentent la pression sur les marges. Ces problèmes étant identifiés, notre secteur d'activité doit trouver des façons de travailler différemment. Nous devons faire face à la complexité sans cesse croissante des machines, devenir plus efficients afin de réduire les coûts, et être plus flexibles en concevant, développant et réalisant nos machines de façon plus agile et plus rapide. En un mot, nous devons adopter des méthodes d'ingénierie plus sophistiquées.
Mais comment pouvons-nous construire des machines plus intelligemment ?
Mirko Becker : La pierre angulaire d'une ingénierie sophistiquée est une plate-forme numérique qui centralise tout le travail effectué sur les différents projets, qui permet aux équipes de collaborer, et qui stocke et catalogue tout le travail accompli, permettant ainsi de réutiliser facilement l'ensemble de la propriété intellectuelle. Adopter un système unifié, conçu pour le cycle de vie des projets de conception de machines, permet aux constructeurs de prendre trois mesures clés pour améliorer leurs processus de production :
1. Adopter la conception mécatronique : utiliser les principes de l'ingénierie des systèmes permet de suivre les exigences du client depuis les discussions initiales jusqu'au terme de la phase de conception. Il est important de noter que le logiciel permet la création de modèles fonctionnellement plus avancés. Le modèle offre un cadre commun dans lequel les spécialistes en mécanique, en électricité et en automatisation peuvent travailler en parallèle et collaborer entre eux. Par exemple, les ingénieurs en mécanique peuvent utiliser des modèles conceptuels pour réaliser des conceptions détaillées, les ingénieurs en électricité peuvent utiliser les données des modèles pour sélectionner les meilleurs capteurs et actionneurs pour chaque machine, et les ingénieurs en automatisation peuvent utiliser des cames et les données relatives au déroulement opérationnel issues des modèles pour développer des logiciels.
2. Disposer d'une ingénierie à la commande : la numérisation de la gestion de projets permet également de passer à une conception modulaire, c'est-à-dire d'utiliser des logiciels pour décomposer les spécifications du client en éléments discrets traitables séparément. Ces modules sont généralement réutilisables et permettent de réduire le nombre de cycles de conception requis pour construire une nouvelle machine. Cette approche permet également de réduire les problèmes de coûts et de délais qui se posent lorsqu'un client commande une machine sur mesure.
3. Avoir la possibilité de proposer une mise en service virtuelle : le point le plus intéressant dans l'évolution du secteur de la conception de machines est peut-être la création de " machines virtuelles ". Il est désormais possible de créer des clones virtuels numériques 3D complets et détaillés des machines afin de concevoir, tester et mettre en service de nouveaux produits. Cela permet de construire rapidement les concepts, et le logiciel peut simuler les effets de variables telles que la gravité, les frottements et les performances des systèmes électriques, fluidiques et pneumatiques. Le modèle peut également être connecté à des contrôleurs physiques afin d'inclure le matériel dans la boucle du processus de conception. Notre logiciel, qui peut être interfacé avec une grande variété de contrôleurs de différents fournisseurs, permet de simuler un automate programmable (PLC, Programmable Logic Controller) d'atelier. La mise en service virtuelle contribue à rendre le cycle de développement plus efficient, en permettant de commencer les tests avant que la machine ne soit construite. Elle aide également à détecter les problèmes plus tôt dans le processus, ce qui permet d'éviter qu'ils n'entraînent ultérieurement des retards coûteux.
Quels gains de temps pouvons espérer pour l'ingénierie ?
Mirko Becker : Ceux de nos clients qui utilisent des outils de PLM (Project Lifecycle Management, gestion du cycle de vie des produits) offrant les fonctionnalités décrites ci-dessus estiment que la durée du développement est réduite de 20 à 30 %. Ces économies sont notamment dues à la réutilisation de leur propriété intellectuelle et à l'utilisation de modèles virtuels qui facilitent la conception, le test et la mise en service des machines. Par exemple, si l'on fournit à l'équipe qui conçoit le logiciel de l'automate programmable une base conceptuelle pour lui permettre de commencer la programmation, elle pourra aussi commencer à simuler le fonctionnement du logiciel beaucoup plus tôt (dans la phase de conception) afin d'éviter les erreurs et de simplifier considérablement le processus. Les outils de PLM offrent également l'infrastructure de collaboration numérique en temps réel nécessaire à la coordination des équipes internationales dans les différentes disciplines. Ils intègrent de façon parfaite le travail des différents groupes et émettent des alertes lorsqu'une modification de conception effectuée dans un domaine peut avoir des implications dans un autre.
Cette meilleure intégration peut également permettre d'économiser beaucoup de temps. Ainsi à mesure que les machines deviennent plus connectées et plus autonomes, la complexité de leur conception et de leur réalisation ne peut qu'augmenter. Pour créer ces machines sophistiquées, il faut des logiciels tout aussi sophistiqués : des logiciels qui sont dédiés à cette tâche et qui, en offrant des interfaces et des outils de collaboration intuitifs, rendent plus facile, plus rentable et plus rapide de construire les machines personnalisées dont nous avons besoin aujourd'hui et celles dont nous aurons besoin demain.