Qu’est-ce que réellement l’Intelligence Artificielle ?
Luc Julia : L’intelligence artificielle est un fantasme d’où le titre de mon livre « L’intelligence artificielle n’existe pas ». La vraie intelligence artificielle se caractérise par le travail de tous les jours des chercheurs qui connaissent les dangers et les limites. Ma définition est donc qu’il s’agit d’un outil mathématique et statistique pour augmenter la capacité des humains.
Quelle est votre définition de ce que vous nommez l’intelligence augmentée ?
Luc Julia : Le terme d’intelligence augmentée conserve l’acronyme « IA ». L’outil qui est l’IA nous augmente nous, afin de faire des taches de manière plus rapide, plus agréable, que ce soit par des robots qui nous assistent ou par des machines à calculer. L’intelligence artificielle est la partie pratique, c’est juste un outil.
Comment caractériser les progrès de l’IA ? Sont-ils linéaires, exponentiels ?
Luc Julia : Cela a commencé en 1956 avec la conférence de Dartmouth, puis nous sommes rapidement tombés dans « l’hiver de l’IA », puisque les financements se sont taris. C’est reparti avec les systèmes experts, puis cela s’est tari à nouveau, ensuite les systèmes experts ont continué de progresser linéairement, et enfin nous avons eu un renouveau des réseaux de neurones grâce au Big Data. Aujourd’hui la progression est plus exponentielle dans le sens où on a constaté une accélération dans les domaines d’application qui permet de faire de la reconnaissance de l’image, de la parole, de l’ADN. On peut appliquer la méthode statistique à ce que l’on veut, puisqu’on amène des capacités de calcul, des capacités de mémoire, et des données. La progression est plutôt exponentielle depuis 2007, jusqu’à ce qu’on arrive à de nouvelles limites. Comme l’intérêt humain est du domaine de l’illimité, alors il n’y a pas de limite à cette progression.
Dans quels domaines observons-nous des améliorations notables ?
Luc Julia : Ce qui est remarqué depuis 2007 en termes d’améliorations, c’est la reconnaissance d’image, qui est le plus gros impact de ces 10 dernières années. On peut appliquer cela à la voiture autonome, à la médecine dans la reconnaissance des radios par exemple. Aussi la reconnaissance de motifs qu’on ne voit pas, qu’on ne comprend forcément, qui se trouvent dans l’ADN. Aussi la reconnaissance des speechs, du langage naturel. Nous disposons actuellement de nombreuses données qui permettent de réaliser de bien meilleures avancées que ce qui existait il y a quelques années.
Quels défis à venir pour l’IA ? Est-ce que cela passera par l’intelligence organique ?
Luc Julia : Il y a plusieurs défis. Le premier concerne les méthodes actuelles reposant sur des outils statistiques et mathématiques, le second est le défi énergétique. Aujourd’hui les data centers qui utilisent beaucoup de données, consomment aussi énormément d’énergie, et il nous faut comprendre pourquoi. Est-ce qu’utiliser une machine consommant 440kW/h pour jouer au jeu de Go est utile ? Est-ce utile de sauver la vie de quelqu’un avec 440 kW/h ? Ici on a la réponse. Notre énergie n’est pas illimitée et l’IA qui utilise le Deep Learning peut poser soucis. Big Data, Big Energy, c’est un problème ! Deuxième problème, étant donné qu’on se sert des statistiques et des mathématiques, on n’arrivera jamais à de l’Intelligence Artificielle s’il s’agit juste de notre imitation complète. On n’arrivera jamais à l’AGI (Artificial General Intelligence) avec ces méthodes. Le défi serait alors de regarder ailleurs, vers d’autres méthodes et domaines de réflexion, par exemple vers l’intelligence artificielle organique qui est l’alliée de la biologie, de la physique et d’autres domaines du savoir.
Concernant l’articulation entre IA et IoT, comment passer de « l’intranet of things » à « l’intelligence of things » ?
Luc Julia : L’Internet of things représente des objets connectés mais qui sont à eux-mêmes reliés à leur application. Si on a cent objets connectés en usine, on aura besoin de cent applications différentes, ce qui n’est pas optimisé. Nous devons passer d’autres caps de l’IoT pour arriver à « l’interoperability of things », afin de faire communiquer ces objets entre eux. Ainsi ils pourront s’allier pour avoir des stratégies afin de délivrer des services utiles qui seront alors intelligents. C’est ainsi qu’on arrive à l’intelligence of things.
Qu’est ce qui fonctionne le mieux dans l’articulation AI / IoT aujourd’hui ?
Luc Julia : Pas grand-chose car on ne dispose pas de plateforme qui réunisse des objets de n’importe quel type et qui puisse les faire travailler ensemble. C’est pourquoi je travaille à faire fonctionner les objets entre eux. Par exemple, chez moi j’ai 212 objets connectés qui communiquent ensemble et qui travaillent pour moi. J’ai difficilement créé une plateforme qui permet cette interopérabilité, mais aujourd’hui il n’y a clairement pas d’alliance ou de façon pour utiliser les objets ensemble et les faire communiquer entre eux.
Cette plateforme pourrait-elle se manifester sous la forme d’une banque de données ?
Luc Julia : Plus qu’une banque de données ! La banque de données est nécessaire pour savoir ce que font les objets, en plus de cela, il faudrait trouver la « colle » qui mette en relation les objets entre eux mais cela n’existe pas malheureusement. Une fois qu’on aura réussi à connecter tous ces objets entre eux, le réseau d’objets constitué offrira des capacités spécifiques et l’IA en tirera profit en réunissant les bons objets au bon moment pour offrir le meilleur service.
Au regard de l’IIoT, quels seraient les développements à venir concernant l’automatisation industrielle et l’efficacité énergétique ?
Luc Julia : L’IoT a un problème inhérent au « I » : les données ne peuvent pas sortir de l’usine pour des questions de sécurité. L’IIoT reste donc encore très local et donc long à mettre en place. De plus les machines en usine sont très spécifiques. Il existe un espoir extraordinaire mais on n’ose pas centraliser ces données afin de les comparer et d’obtenir d’autres informations. C’est dommage mais cela évolue : on profite déjà des modèles disponibles sur internet pour les appliquer à des systèmes d’installation particuliers. Ce qui est inhérent à l’IIoT, c’est la gestion énergétique, le management des machines, de savoir quand est-ce qu’elles vont tomber en panne donc de faire de la maintenance prédictive. Des estimations annoncent que dans certaines usines, 20% des machines peuvent être « down » à n’importe quel moment. Avec la maintenance prédictive, on pourrait faire descendre ce chiffre à 5%, donc l’activité de l’usine augmenterait de 15%.
Que manque-t-il, que peut-on améliorer ou que doit-on améliorer ?
Luc Julia : Pour le moment on préfère reproduire les process à l’infini plutôt que de profiter des modèles disponibles sur Internet. Il nous faut donc changer les mentalités. Dans les chaines de production et d’approvisionnement, l’utilisation de l’IA est un plus qui supprime des erreurs. Cela ne signifie pas pour autant une suppression des emplois. Il ne faut pas avoir peur de ces robots qui pour moi augmentent l’humain, lui permet de se consacrer sur des taches plus intéressantes, moins répétitives, donc cognitivement plus agréables pour lui tout en faisant moins d’erreurs.
Concernant vos travaux dans le Laboratoire d’IA de Samsung, quels sont vos axes de recherche ?
Luc Julia : Je peux vous parler de quelques travaux, notamment dans ce que j’appelle l’IA pour Innovation Avancée. Il y a trois domaines autour de l’humain qui nous intéressent particulièrement. Le premier est la santé et le bien être pour améliorer la vie des gens alors que les populations vieillissent. Il nous faudra utiliser la technologie afin d’aider les gens à vivre plus longtemps. Le deuxième est le transport en général, le transport des personnes, des biens, que ce soit sur terre, dans les airs… Le troisième domaine est l’IoT pour faire coopérer les objets afin de fournir des services.
Vous vous décrivez-vous-même comme quelqu’un de résolument optimiste. Quel est votre message pour les utilisateurs d’objets connectés ?
Luc Julia : Éduquez-vous ! Ne croyez pas n’importe quoi. L’IA peut être mauvaise si elle est utilisée de mauvaise manière. Lorsque des chercheurs créent des innovations, c’est pour que les gens les utilisent et que le service apporte quelque chose d’utile. Il nous faut comprendre comment cela fonctionne et comprendre le service rendu. Pourquoi donner vos données ? Il faut comprendre que c’est toujours un échange. Que m’apportent des services gratuits comme certains réseaux sociaux ? Qu’est-ce que je donne en échange ? Éduquons-nous, comprenons et faisons les bons choix en bonne conscience. La technologie peut être dangereuse si l’utilisateur est mal intentionné, alors la régulation est utile et peut avoir une vertu éducative.
Anis Zenadji