Connu parmi le grand public comme le cocréateur de Siri, mais aussi le créateur de CHIC (Computer Human Interaction Center), de Nuance Communications (aujourd’hui leader mondial de la reconnaissance vocale), Luc Julia a été chercheur au CNRS et est aujourd’hui à la tête du Laboratoire d’IA de Samsung à Paris. Il a notamment passé près de 25 ans dans la Silicon Valley et a sorti un livre : « L’intelligence artificielle n’existe pas ». C’est en sa qualité de chercheur français en IA, mais aussi en tant que scientifique chez un acteur industriel comme Samsung, que PEI France lui a posé des questions au regard des développements de l’IA, de son articulation avec l’IoT, de son application dans le monde de l’industrie, des engagements pris au niveau français, et enfin de ses projets à Samsung.
PEI France : Qu’est-ce que l’Intelligence Artificielle ?
Luc Julia : Le titre de mon livre est « L’intelligence artificielle n’existe pas ». L’intelligence artificielle qui n’existe pas, c’est celle dont on parle trop souvent depuis une dizaine d’années dans les médias ou au cinéma. Elle n’existe pas car elle est un fantasme. La vraie intelligence artificielle se caractérise par le travail de tous les jours de chercheurs qui connaissent les dangers, les limites. Ma définition est donc qu’il s’agit d’un outil mathématique et statistique pour augmenter la capacité des humains.
PEI France : Quelle est votre définition de ce que vous nommez l’intelligence augmentée ?
L. Julia : Le terme d’intelligence augmentée conserve l’acronyme « IA ». L’outil qui est l’IA nous augmente nous, afin de faire des taches de manière plus rapide, plus agréable, que ce soit par des robots qui nous assistent ou par des machines à calculer. L’intelligence artificielle est la partie pratique, c’est juste un outil.
PEI France : Comment caractériser les progrès de l’IA ? Sont-ils linéaires, exponentiels ?
L. Julia : C’est changeant selon les périodes. Cela a commencé en 1956 avec la conférence de Dartmouth, puis nous sommes rapidement tombés dans « l’hiver de l’IA », puisque les financements se sont taris. C’est reparti avec les systèmes experts, puis cela s’est tari à nouveau, ensuite les systèmes experts ont continué de progresser linéairement, et enfin nous avons eu un renouveau des réseaux de neurones grâce au Big Data, qui se trouvait globalement sur Internet. Aujourd’hui la progression est plus exponentielle dans le sens où on a constaté une accélération dans les domaines d’application qui permet de faire de la reconnaissance de l’image, de la reconnaissance de la parole, de l’ADN…On peut appliquer la méthode statistique à ce que l’on veut, puisqu’on amène des capacités de calcul, des capacités de mémoire, et des données. La progression est plutôt exponentielle depuis 2007, jusqu’à ce qu’on arrive à de nouvelles limites. Comme l’intérêt humain est du domaine de l’illimité, alors il n’y a pas de limite à cette progression.
PEI France : Dans quels domaines observons-nous des améliorations notables ?
L. Julia : Ce qui est remarqué depuis 2007 en termes d’améliorations, c’est la reconnaissance d’image, qui est le plus gros impact de ces 10 dernières années. On peut appliquer cela à la voiture autonome, à la médecine dans la reconnaissance des radios par exemple. On y a constaté des progrès magnifiques et d’autres avancées sont encore à venir. Aussi la reconnaissance de motifs, qu’on ne voit pas, qu’on ne comprend forcément, qui se trouvent dans l’ADN. A ce titre il reste des progrès à faire puisqu’on découvre l’ADN. Aussi la reconnaissance des speechs, du langage naturel. On a de nombreuses données, de nombreuses conversations qui sont disponibles et qui permettent de faire de bien meilleures avancées par rapport à ce qui existait déjà il y a quelques années.
PEI France : Quels défis à venir pour l’IA ? Est-ce que cela passera par l’intelligence organique ?
L. Julia : Il y a plusieurs défis. Le premier concerne les méthodes actuelles qui sont des outils statistiques et mathématiques, le second est le défi énergétique. Aujourd’hui les data centers qui utilisent beaucoup de données utilisent énormément d’énergie, et il nous faut comprendre pourquoi. Est-ce qu’utiliser une machine qui consomme 440kW/h pour jouer au jeu de Go est utile ? Sauver la vie de quelqu’un avec 440 kW/h, est-ce utile ? Ici on a la réponse. Notre énergie n’est pas illimitée et l’IA qui utilise le Deep Learning peut poser un problème car elle utilise beaucoup trop d’énergie. On utilise trop de data : Big Data, Big Energy, c’est un problème. Deuxième problème, étant donné qu’on se sert des statistiques et des mathématiques, on n’arrivera jamais à de l’Intelligence Artificielle s’il s’agit d’une imitation complète de nous. On n’arrivera jamais à l’AGI (Artificial General Intelligence) avec ces méthodes. Le défi serait alors de regarder ailleurs, vers d’autres méthodes et domaines de réflexion, par exemple vers l’intelligence artificielle organique qui est l’alliée de la biologie, de la physique et d’autres domaines du savoir. On sait déjà faire de nombreuses choses qui peuvent aider les gens dans leur quotidien, mais il y a des limites, notamment énergétiques.
PEI France : Concernant l’articulation entre IA et IoT, comment passer de « l’intranet of things » à « l’intelligence of things » ?
L. Julia : L’internet of things représente des objets connectés mais qui le sont à eux-mêmes, reliés à leur application. Si on a cent objets connectés en usine, on aura besoin de cent applications différentes ce qui n’est pas optimisé. Nous devons passer d’autres caps de l’IoT pour arriver à « l’interoperability of things », afin de faire communiquer ces objets entre eux. Ainsi ils pourront s’allier pour avoir des stratégies afin de délivrer des services utiles qui seront alors intelligents. C’est ainsi qu’on arrive à l’intelligence of things.
PEI France : Qu’est ce qui fonctionne le mieux dans l’articulation AI / IoT aujourd’hui ?
L. Julia : Pas grand-chose car on ne dispose pas de plateforme qui réunit des objets de n’importe quel type et qui puisse les faire travailler ensemble. Certaines personnes comme moi font fonctionner les objets entre eux. Par exemple, chez moi j’ai 212 objets connectés qui communiquent ensemble et qui travaillent pour moi. J’ai difficilement créé une plateforme qui permet cette interopérabilité mais aujourd’hui il n’y a pas d’alliance ou de façon pour utiliser les objets ensemble et les faire communiquer entre eux, donc pas de plateforme idéale aujourd’hui.
PEI France : Cette plateforme pourrait-elle se manifester sous la forme d’une banque de données ?
L. Julia : Plus qu’une banque de données ! La banque de données est nécessaire pour savoir ce que font les objets, en plus de cela, il faudrait trouver la « colle » qui mette en relation les objets entre eux, mais cela n’existe pas malheureusement.
PEI France : Quelles sont les futures implications de l’IA dans l’IoT ?
L. Julia : Une fois qu’on aura réussi à connecter tous ces objets entre eux, sera constitué un réseau d’objets aux capacités spécifiques, et l’IA va pouvoir en tirer profit en réunissant les bons objets au bon moment pour offrir le meilleur service. L’IA pourra gérer la communication entre les objets mais aussi la meilleure façon de les faire interagir entre eux, aussi du point de vue énergétique.
PEI France : Au regard de l’IIoT, quels seraient les développements à venir concernant l’automatisation industrielle et l’efficacité énergétique ?
L. Julia : L’IoT a un problème inhérent au fait que ce soit « I » : en général les données ne peuvent pas sortir de l’usine, pour des questions de sécurité des données. Les travailleurs en usine sont très méfiants. L’IIoT reste donc encore très locale ce qui implique que c’est long à mettre en place. De plus, les machines en usine sont très spécifiques. Il existe un espoir extraordinaire mais on n’ose pas centraliser ces données afin de les comparer, d’obtenir d’autres informations. Ce sont donc des systèmes spécifiques à chaque installation. C’est dommage, ceci dit cela évolue : on profite déjà des modèles disponibles sur internet pour les appliquer à des systèmes d’installation particuliers. Ce qui est inhérent à l’IIoT, c’est la gestion énergétique, le management des machines, de savoir quand est-ce qu’elles vont tomber en panne donc de faire de la maintenance prédictive. Certaines estimations annoncent que dans les usines, 20% des machines sont « down » à n’importe quel moment, même avec de la maintenance préventive. Avec la maintenance prédictive, on pourrait faire descendre ce chiffre à 5%, donc l’activité de l’usine augmenterait de 15%.
PEI France : Comment serait pour vous la maison du futur ? Comment est votre maison ?
L. Julia : La maison du futur c’est la mienne ! C’est la maison idéale mais bien sûr cela dépend des goûts. Les tâches répétitives et non intéressantes sont faites automatiquement et dans leur contexte. Lorsque j’arrive près de chez moi, le garage s’ouvre automatiquement, j’y gare ma voiture et le garage se ferme automatiquement. Ensuite je sors de la voiture et la porte entre le garage et la maison se déverrouille automatiquement. Si personne n’est à la maison, l’alarme est aussi enlevée automatiquement. Une fois à la maison, s’il est tard, les lumières s’allument. S’il est 19h, peu avant le repas, la cheminée va s’allumer automatiquement, avec une musique et des lumières qui correspondent au contexte. On me demande souvent quel est mon objet préféré dans cette maison automatique, il s’agit des stores. J’ai 53 fenêtres chez moi. Si je les fermais manuellement cela me prendrait environ 12 minutes, donc de le faire matin et soir prendrait le double. Je peux gagner ces 24 minutes à faire autre chose. De même, la gestion d’ouverture et de fermeture de ces stores est faite de meilleure manière que je ne pourrais le faire par rapport à des paramètres tels l’orientation du soleil, ou si le téléviseur est allumé.
PEI France : Quels sont les avantages concurrentiels de l’intégration de l’IA dans une chaine d’approvisionnement ?
L. Julia : L’efficacité et les gains de productivité. Si on est capable de modéliser ce que l’humain pourrait faire afin d’optimiser l’approvisionnement, il est évident que cela donne un avantage par rapport à ce qui est fait à la main. De toute façon une machine le fera plus rapidement.
PEI France : Dans quelle mesure l’implication d’objets connectés dans l’industrie peut-elle avoir des retombées positives et améliorer l’expérience client ?
L. Julia : En ce qui concerne l’usage des robots dans les ateliers, on constate moins d’erreurs, moins d’accidents. Les produits sont donc de meilleure qualité. Il faut pouvoir capturer le savoir-faire, mais lorsque cela est bien fait, le robot reproduira la technique beaucoup mieux que l’humain puisse le faire. Le produit final, sauf accidents, sera mieux que celui fait par les humains. Le robot a une efficacité proche des 100% tandis que l’humain lui l’est à 90%.
PEI France : Que manque-t-il, que peut-on améliorer ou que doit-on améliorer ?
L. Julia : Pour le moment on préfère reproduire les process à l’infini plutôt que de profiter des modèles disponibles sur Internet. Il nous faut donc changer les mentalités, il s’agit d’un problème récurrent dans l’industrie. Dans les chaines de production, d’approvisionnement, l’utilisation de l’IA est un plus qui supprime des erreurs. Cela ne signifie pas pour autant une suppression des emplois, il faut le comprendre. Il ne nous faut pas avoir peur de ces robots qui pour moi augmentent l’humain, lui permet de se consacrer sur des taches plus intéressantes, moins répétitives, donc cognitivement plus agréables pour lui tout en faisant moins d’erreurs.
PEI France : Qui va gagner la course à l’armement vers l’IA ?
L. Julia : Certains pays sont bien placés. La France l’est grâce au bon niveau en mathématiques. On est en compétition avec les États Unis en termes de nombre de médailles Fields. L’IA définie comme elle est aujourd’hui, ce sont des mathématiques, des statistiques et de la logique. Ainsi l’avantage va venir de l’éducation. Si on arrive à garder la valeur de l’éducation mathématique, on arrivera à garder notre valeur en IA. Le plan IA qui a été mis en place l’année dernière par le gouvernement français, piloté par Cédric Villani, présente des débouchés intéressants. Depuis 2012-2013, la France a mis en valeur la French Tech afin de ramener l’innovation en France et de faire éclore de jeunes talents. 52% des étudiants sortant de grandes écoles veulent maintenant créer des start-ups, c’est incroyable ! Car de mon temps c’était plutôt 0.52%, les étudiants pensant davantage à intégrer les grosses structures.
PEI France : Comment vous situez vous dans le paysage français de l’IA ? Vous sentez-vous investi d’une mission ?
L. Julia : Je suis définitivement redevable envers la France puisque j’y ai fait pratiquement toute mon éducation. Je loue le savoir-faire mathématique français, et c’est pour cela que j’ai ouvert un centre à Paris (Laboratoire Samsung d’IA) afin de montrer que les talents sont là.
PEI France : Pouvez-vous nous parler du laboratoire Samsung à Paris ?
L. Julia : Je peux vous parler de quelques travaux, notamment dans ce que j’appelle l’IA encore et qui est l’innovation avancée. Il y a trois domaines autour de l’humain qui nous intéressent afin d’améliorer la vie des humains avec la technologie. Le premier domaine est la santé, le bien être pour améliorer la vie des gens alors que les populations vieillissent. Il nous faudra utiliser la technologie afin d’aider les gens à vivre plus longtemps. Le deuxième est le transport en général, le transport des personnes, des biens, que ce soit sur terre, dans les airs…Le transport en général devra bénéficier des technologies liées à l’IA. Le troisième domaine est l’IoT, donc de faire coopérer ces objets afin de fournir des services.
PEI France : Vous vous décrivez-vous-même comme quelqu’un de résolument optimiste. Quel est votre message pour les utilisateurs d’objets connectés ?
L. Julia : Éduquez-vous ! Ne croyez pas n’importe quoi. L’IA peut être mauvaise si elle est utilisée de mauvaise manière. Lorsque des chercheurs créent des innovations, c’est pour que les gens les utilisent, que le service apporte quelque chose d’utile. Il nous faut comprendre comment cela fonctionne, et comprendre le service rendu. Pourquoi donner vos données ? Il faut comprendre que c’est toujours un échange. Que m’apportent des services gratuits comme certains réseaux sociaux ? Qu’est-ce que je donne en échange ? Éduquons-nous, comprenons et faisons les bons choix en bonne conscience. La technologie peut être dangereuse si l’utilisateur est mal intentionné, alors la régulation est utile et peut avoir une vertu éducative.
Anis Zenadji